AIl a été tour à tour officier, agent secret, préfet. Il a joué un rôle clef dans la libération des otages au Liban et en Bosnie. Portrait d'un personnage au profil contrasté
lui seul, son nom est devenu, en quelques années, l'objet de fantasmes. De rumeurs aussi, vraies ou fausses, savamment distillées par ses ennemis. Et il n'en manque pas! Jean-Charles Marchiani, ex-préfet du Var, fidèle entre les fidèles de Charles Pasqua, est, en vérité, un bien déroutant personnage. Comme si, chez lui, ombre et lumière ne faisaient qu'une. Prenez l'affaire des otages du Liban. Nul ne le conteste: c'est bien lui qui, grâce à son courage, obtient leur libération le 4 mai 1988. Or voilà qu'une méchante note de la DST n'exclut pas que certains proches de Marchiani aient pu détourner une partie de la rançon destinée aux ravisseurs. Prenez encore le sauvetage des deux pilotes français détenus en Bosnie en 1995. Là aussi, qui nierait l'évidence? C'est bien Marchiani qui les ramène en France, sains et saufs. Or l'instruction du juge Courroye - qui enquête sur l'affaire Falcone - révèle que l'ex-préfet du Var n'aurait dû son succès qu'en récupérant les informations d'un autre émissaire français, le général Pierre Gallois.
Et puis, il y a cette histoire de décoration attribuée, en 1996, sur proposition de Pasqua et Marchiani, au milliardaire russe Arcadi Gaydamak. En principe, cette décoration - l'ordre national du Mérite - décernée au titre du ministère de l'Agriculture, mais sur la réserve présidentielle, l'a été pour services rendus à la France, en l'occurrence la libération des otages de Bosnie. Mais est-ce vraiment le cas
Retour sur l'itinéraire d'un préfet atypique, expert dans l'art de manier tantôt l'humour, tantôt la menace, qui cultive à souhait le mystère. Fils aîné d'un fonctionnaire des impôts et d'une institutrice, Jean-Charles Marchiani, 59 ans, visage mobile, accent à la fois chantant et rocailleux qui laisse deviner ses origines corses, obtient une licence en droit en 1966, à la faculté d'Aix-en-Provence. Le jeune homme, qui n'a jamais caché ses opinions très «Algérie française», effectue son service militaire à l'Ecole d'infanterie de Montpellier. Promu sous-lieutenant le 1er novembre 1967, il est affecté au Sdece (Service de documentation extérieur et de contre-espionnage) - l'ancêtre de la DGSE - où il reste après son service, à titre civil. A 27 ans, le jeune agent peut - déjà - revendiquer quelques faits d'armes glorieux. Dans les années 1968-1970, il participe, fait peu connu, à l'exfiltration, via Rotterdam, de juifs polonais en butte aux attaques antisémites de plus en plus nombreuses en Pologne. En Afrique - sa terre de prédilection, déjà - il livre des armes aux rebelles biafrais.
En janvier 1970, il quitte la «Piscine» (le siège du Sdece) à la suite des remous suscités par l'affaire Markovitch; il n'en poursuit pas moins ses activités d'homme de l'ombre, comme «honorable correspondant». De 1970 à 1983, il est successivement en poste chez Peugeot, à la Servair ou au groupe Méridien, deux filiales d'Air France. En 1982, Marchiani, qui travaille encore pour la chaîne hôtelière - il la quittera en 1983 sur ordre de Charles Fiterman, ministre des Transports, pour «chiraquisme primaire»! - rencontre un jeune homme d'affaires libanais, Iskandar Safa. Tous deux, fidèles partisans des chrétiens du Liban, sympathisent. Marchiani travaille ensuite pour le groupe Thomson, présidé par Alain Gomez.
En 1986, sous l'égide de Charles Pasqua, ministre de l'Intérieur de Jacques Chirac, Jean-Charles retrouve son ami Iskandar. Les deux hommes lient alors leurs destins pour une mission quasi impossible: la libération des otages français. Plusieurs mois durant, Marchiani s'active. Grâce à ses bons contacts avec les services secrets moyen-orientaux, mais aussi avec les milieux chiites, rencontrés lors de séjours en Afghanistan, Marchiani discute avec le Hezbollah, qui détient nos otages. Les négociations sont âpres. Et, surtout, dangereuses. A chacun de ses contacts avec le Hezbollah, Marchiani craint pour sa sécurité. Sachant qu'il risque sa peau, il n'hésite pas à employer la menace. En prévenant les hommes du Hezbollah: «Attention, ne me causez pas d'ennuis. Car mes amis corses sauraient réagir.» Un discours musclé, qui marche. Marchiani informe régulièrement Pasqua, toujours en langue corse, pour éviter que certains services secrets ne comprennent leurs conversations
Marchiani prend goût aux missions secrètes. D'autres vont suivre. Comme celle que lui confie, en Angola, à la fin de 1994, Charles Pasqua, revenu Place Beauvau. Ce dernier souhaite tout faire pour aboutir à une réconciliation entre le président marxiste angolais, Eduardo Dos Santos, et le chef des rebelles de l'Unita, Jonas Savimbi, qui se livrent une guerre sans merci depuis vingt ans. Pour y parvenir, il confie une mission de bons offices à Marchiani. Lequel, à la fin de 1994, s'envole pour Luanda, où il rend visite à Dos Santos, ainsi qu'au chef des services secrets angolais, le général Miala. Les entretiens se déroulent dans la plus grande cordialité. L'envoyé de Pasqua promet, sous l'égide des Nations unies, d'oeuvrer pour la paix et de sceller un accord entre Dos Santos et Savimbi.
De retour à Paris, Marchiani rend compte à son ministre du déroulement de son séjour en Angola. Dans les mois qui suivent, le général Miala lui adresse cinq lettres de remerciement. Dans la cinquième, reçue le 29 mars 1995, voici ce qu'écrit le général à son «illustre ami», Jean-Charles: «J'aimerais vous apporter encore une fois mon soutien pour vos efforts dans ces élections et nous continuerons à faire de notre mieux pour que les bonnes personnes soient aux bonnes places.» Le courrier se termine: «Nous saurons comment vous rembourser pour tout dans le futur, quand nous serons en paix.» Entre la galaxie pasquaïenne et l'Angola, serait-ce le début d'une lune de miel? A en juger par le ton de la lettre du général Miala, décidé à aider l'action politique menée par Pasqua, cela en a tout l'air... La référence aux élections - vraisemblablement l'élection présidentielle de mai 1995 - crédibilise cette impression. Un homme est chargé de mettre en musique les bonnes intentions de l'Angola. C'est Pierre Falcone, déjà mandataire du président Dos Santos pour les livraisons d'armes.
En octobre 1995, un an après son voyage à Luanda, Marchiani se voit confier une nouvelle mission. Pas par Pasqua - il n'est plus ministre de l'Intérieur - mais par le président Chirac: le rapatriement de deux pilotes français, le capitaine Frédéric Chiffot et le lieutenant José Souvignet, prisonniers de l'armée serbe de Bosnie dans la région de Pale, et qui, depuis le 30 août, croupissent dans des geôles surveillées par des proches de Ratko Mladic, chef d'état-major de l'armée serbe.
Une tâche périlleuse. Pour réussir, Marchiani a bien conscience qu'il n'a qu'une solution: entrer en contact avec les services secrets serbes. Il s'adresse alors à Arcadi Gaydamak, le milliardaire russe qu'il a rencontré par l'intermédiaire de Pierre Falcone.
Grâce à ses entrées auprès de l'ex-KGB soviétique, qui, lui-même, entretient des rapports étroits avec les services de renseignement du frère slave, la Yougoslavie, Gaydamak va être le joker de Marchiani. Sans perdre de temps, le Russe s'envole pour Moscou et rencontre le colonel Vladimir Koulitch. C'est un as du renseignement. Il a été, pendant vingt-cinq ans, chargé des questions yougoslaves au sein du KGB.
Quelques jours plus tard, Gaydamak informe Marchiani de son entretien avec Koulitch. Selon ce dernier, et malgré l'affirmation contraire de la DGSE, les deux pilotes sont bien vivants. L'Elysée a été averti. Le 29 octobre, le conseiller de Pasqua et Gaydamak s'envolent du Bourget à bord d'un Mystère 20 à destination de la capitale yougoslave. De leur côté, Koulitch et deux officiers russes partent de Moscou, également pour Belgrade. Arrivées sur place, les équipes française et russe logent à l'Intercontinental, où ils ont réservé deux chambres.
Premiers contacts avec les services de renseignement de Milosevic. Déception et avertissement: «Si vous recherchez des pilotes français, nous considérerons que vous menez, sur un territoire étranger, une opération hostile. Vous risquez d'être emprisonnés», préviennent les Serbes. Atmosphère tendue. Koulitch se démène en quittant, tôt le matin, l'Intercontinental pour aller aux nouvelles. Au début de novembre, le
colonel russe annonce à ses deux partenaires qu'il a vu les pilotes français. Bien vivants.
Le 12 novembre, le duo franco-russe rencontre le président de la République serbe de Bosnie, Radovan Karadzic, à Pale, près de Sarajevo, puis, le 25, le général Ratko Mladic. Lequel a déjà rencontré, le 17 novembre, un autre émissaire français, dépêché par Raymond Nart, n° 2 de la DST, le général Pierre Gallois...
Le 12 décembre, c'est le dénouement. Grâce à un ultime coup de bluff de Marchiani. La veille, il a menacé Karadzic: «Si vous ne libérez pas les deux pilotes, les troupes françaises évacueront les quartiers serbes de Sarajevo, qui seront à la merci des Bosniaques.» Ça a marché. Le 12, donc, les pilotes
sont remis au chef d'état-major des armées, le général Jean-Philippe Douin, qui a spécialement fait le voyage de Paris. Dans la soirée, ils embarquent dans le Mystère 20. Jean-Charles Marchiani les accompagne. Deux heures plus tard, à l'aéroport de Villacoublay, le président de la République, Jacques Chirac, et son ministre de la Défense, Charles Millon, accueillent les deux officiers. «Bravo, bravo!» lance chaleureusement le président à Marchiani. Lequel peut désormais se consacrer à la préfecture du Var, où il vient d'être nommé en novembre.
Très vite, le nouveau préfet montre que la langue de bois n'est pas sa tasse de thé (voir page 8). En juillet 1997, à la suite du retour au pouvoir de la gauche, il quitte son poste pour occuper, à Paris, celui de secrétaire général de la zone de défense. Un placard doré qui lui laisse quelques plages de liberté. D'abord, pour préparer les européennes de 1999, ensuite pour être candidat à la mairie de Toulon en 2001. S'il entre au Parlement de Strasbourg, il échouera dans sa conquête toulonnaise.
Au cours de l'été 2000 éclate l'affaire Falcone. En décembre, le juge commence à tourner autour de Marchiani. Le soupçonnant d'avoir reçu, sous le pseudonyme de Robert, 450 000 dollars de Falcone destinés au financement de la liste Pasqua-Villiers pour les européennes de 1999. Marchiani se défend: «Robert, ce n'est pas moi. Il s'agit d'un pseudonyme collectif qui regroupe des représentants de divers services secrets.» Falcone dit la même chose. L'ex-assistante de ce dernier, Isabelle Delubac, affirme le contraire: «Pour moi, Robert, c'était Marchiani.» C'est aussi la conviction des enquêteurs, qui ont découvert que les numéros de téléphone du mystérieux Robert correspondaient à celui du portable de Marchiani et à ceux de la préfecture du Var ou du secrétariat général de la zone de défense de Paris.
Quelques mois plus tard, nouveaux doutes du juge Courroye. Cette fois à propos de l'ordre national du Mérite remis à Gaydamak, le 14 juillet 1996, par Jean-Charles Marchiani, dans les locaux de la préfecture du Var. Or, quarante-huit heures plus tôt, Falcone, via sa société Brenco, a adressé un don de 1,5 million de francs à une association, France Afrique Orient (FAO), fondée en 1988 par Pasqua. Interrogation du magistrat: ce versement a-t-il un lien avec la remise de l'ordre du Mérite à Gaydamak? En clair, Falcone a-t-il voulu remercier Pasqua d'avoir promu Gaydamak pour le récompenser de son rôle joué dans la libération des otages de Bosnie? Là, Marchiani se fâche. Entendu par la brigade financière, le 12 avril 2001, l'ex-préfet du Var ne mâche pas ses mots: «Il est saugrenu et insultant de penser que les plus hautes autorités de l'Etat soient obligées de remettre une distinction pour obtenir une subvention à une association de 1901.» Il précise: «Ce million et demi apparaît en comptabilité comme une subvention du gouvernement angolais [...]. Celui-ci a subventionné FAO afin de maintenir la politique de la France et de notre mouvance politique en Afrique.»
Quant à Charles Pasqua, il juge «carrément aberrant» de penser un seul instant qu'il existe un lien entre ce 1,5 million de francs versé par Brenco - dont il n'a jamais été informé - et la distinction accordée à Gaydamak. Et l'ancien ministre de l'Intérieur d'ajouter que, depuis 1991, il n'occupe plus aucune fonction à FAO.
Galopent les mois. Lorsque survient un coup de théâtre. En juin 2001, le juge Courroye apprend qu'un autre émissaire a également été dépêché en Bosnie pour sauver les pilotes français, à la demande du n° 2 de la DST, Raymond Nart. Il s'agit du général Pierre Gallois. Malgré son grand âge - 90 ans - il est parti le 16 novembre 1995 en Bosnie pour quarante-huit heures, où il rencontrera Radovan Karadzic et Ratko Mladic.
Le 17 novembre, le général Gallois a un long entretien avec Mladic, non loin de Pale. Ce dernier lui certifie que les deux pilotes recouvreront la liberté si un militaire français de haut rang vient lui rendre visite. De retour à Paris, Gallois est confiant. Les otages, croit-il, seront libérés dans les tout prochains jours. Or rien ne se passe. Ce n'est que trois semaines plus tard, le 12 décembre, qu'ils reviennent en France en compagnie de Marchiani.
Histoire troublante. Sur laquelle nous avons tenté - en vain - de recueillir le point de vue de Jean-Charles Marchiani.
Cette affaire, pourtant, risque d'empoisonner la vie de l'ancien préfet du Var, qui décline, depuis plusieurs mois, les convocations du juge. Agacé, celui-ci a demandé la levée de l'immunité du député européen. Le magistrat attend d'autant plus cette échéance qu'il a de nombreuses questions à poser sur des millions de francs découverts en Suisse.
Décidément, avec Jean-Charles Marchiani, rien n'est simple.
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